L’industrie 4.0 marque-t-elle la fin d’un modèle industriel ?

26 septembre 2023

Un entretien entre Dorothée Kohler et Jean-Daniel WEISZ, experts Apm

Selon vous, quelles sont les problématiques majeures rencontrées par les entreprises ?

Jean-Daniel WEISZ :

Le monde des entreprises est devenu plus incertain que jamais. Depuis une trentaine d’années, l’inflation était faible, les chaînes d’approvisionnement fiables, … Aujourd’hui qui connaît le montant de sa prochaine facture ? Qui sait si les produits à commander seront disponibles et quand ils seront livrés ?

Dorothée KOHLER : 

Nous assistons à une forme de Big Bang depuis la crise de la COVID. Une nouvelle page de l’histoire industrielle s’ouvre. On a rarement connu une telle densité d’évènements. Les cartes sont rebattues et les entreprises industrielles questionnent en profondeur non seulement leur positionnement stratégique mais aussi les actions à conduire pour continuer d’exister.  

Le dirigeant d’entreprise est bousculé à la fois par les éléments du contexte et par l’ampleur des processus de transformation à engager au niveau de son entreprise. Il est nécessaire de l’aider avec ses équipes à construire une nouvelle boussole.

Le contexte pousse-t-il les entreprises à redéfinir les modèles d’affaires ?

Dorothée KOHLER : 

Nous touchons aux limites du modèle fordien de la production de masse guidé par l’optimisation des coûts et la dissociation de la « tête » localisée dans les centres de décision et des « des bras » implantés dans les zones à bas salaires. Les progrès techniques ne cessent à la fois de réduire la part du coût horaire du travail dans le coût total et de multiplier le besoin de « petits boulots » pour assurer le bon fonctionnement de la chaîne que l’entreprise pilote depuis ses fournisseurs jusqu’à ses clients. Reste à définir comment ces révolutions dans la production et la distribution vont requalifier le travail, les nouveaux profils de métier et de formation. 

L’intensité du lien entre l’industrie et la recherche va devenir clé dans cette reconnexion de la tête et des bras et la construction d’offres plus qualitatives et respectueuses de l’environnement.  

Il y a urgence à redéfinir les modèles d’affaires ! Qui dit revoir les modèles d’affaires, dit redéfinir l’offre à partir des attentes clients tout en intégrant davantage les notions d’incertitude et de risque.

L’industrie 4.0 marque-t-elle la fin d’un modèle industriel ?

Dorothée KOHLER

La frontière entre le monde des bureaux et l’atelier tend à s’estomper. Nous sortons progressivement de la dualité fordienne. Il y aura une imbrication plus forte entre les fonctions de conception, les fonctions de fabrication, et les fonctions de supply chain. Nous passons d’une approche pyramidale figée à une organisation en réseau plus adaptative, plus modulaire et proche des consommateurs. La stratégie est plus ancrée territorialement.

Jean-Daniel Weisz

L’industrie 4.0 entraîne une transformation assez radicale. Le principal défi pour les entreprises est avant tout culturel. La vraie question est de savoir si les dirigeants auront la capacité à passer d’un modèle d’industrie 3.0 à un modèle d’industrie 4.0.

Le monde 3.0 est encore largement influencé par le Fordisme. Longtemps, on est resté dans une logique persistante de la productivité et de la réduction des coûts. On découpait les problèmes pour les analyser. On se projetait dans l’avenir à travers des scénarios écrits d’avance : faire un budget, prévoir un business plan. La COVID et les événements récents ont généré un environnement beaucoup plus incertain que celui que l’on connaissait. Actuellement, il est très difficile de se projeter. Pendant la crise COVID, des équipes de direction ont été littéralement pétrifiées parce que leur ancien mode de fonctionnement 3.0 ne marchait plus. Elles faisaient difficilement tourner leurs usines. On ne parlait même plus de faire du Lean management puisque de toute façon les gens avaient du mal à venir travailler. 

Dans les entreprises, il est devenu actuellement difficile de se projeter parce que les clients n’arrêtent pas de changer leurs prévisions de commandes et donc il est périlleux de figer un plan industriel, un plan de vente, un plan de fabrication sur plusieurs mois. 

Qu’apporte le modèle de l’industrie 4.0 ?

Jean-Daniel Weisz

Le modèle de l’industrie 4.0 permet de créer un monde où on va justement naviguer dans l’incertain en abandonnant un certain nombre de croyances qui sont celles du monde 3.0. Il s’agit de s’imprégner d’une vision et d’une approche systémique des problèmes. La souplesse passe par la capacité à fonctionner de manière itérative avec des processus d’essais/erreurs.

Dorothée Kohler

Le défi à relever est la conquête d’une nouvelle proximité client en lien avec la redéfinition d’une offre à la fois produits et services.

Dans l’aéronautique, dans la plasturgie, dans le monde médical, il est nécessaire que le dirigeant et ses équipes se reconnectent à leurs clients, en y associant une forme de curiosité anthropologique. 

Nous les aidons à décrypter quels sont les besoins de leurs clients aux multiples visages. A partir de ce décryptage, il s’agit de parvenir à co-construire voire à co-designer les produits et les services associés ainsi que leurs fonctionnalités. Nous passons d’un système fermé et auto-centré sur l’outil de production à un système ouvert où entreprises et clients travaillent de concert. 

Les entreprises doivent impulser une transformation pour sortir de la partition pyramidale et construire des équipes spécialisées qui partagent un savoir-commun technique et commercial, avec une forte capacité de résolution de problèmes et des compétences tant de conception que de « maker ». Cela induit dans certaines activités une organisation en mini-entreprises focalisées chacune sur un marché et la recherche de la plus grande proximité possible avec les clients. 

Quels sont les exemples d’entreprise à avoir réussi une transition vers l’industrie 4.0 ?

Jean-Daniel Weisz

L’entreprise chinoise HAIER était à l’origine, un fabricant de frigidaire Low Cost qui fabriquait ce qui se fait de plus basique dans l’électroménager. L’entreprise est passée de lignes de produits bas de gamme à une offre technologique qui couvre toutes les gammes des appareils électroménagers. Outre, cet élargissement de la gamme, elle fut pionnière pour proposer à ses clients une suite de produits connectés.

HAIER a choisi de se structurer en petites entités de dix à quinze personnes. C’est un exemple intéressant parce qu’il montre comment un grand Groupe peut se recomposer en micro-entités pour se rapprocher au plus près de ses clients. Cela a permis le développement de la marge, une augmentation du nombre de salariés et une internationalisation. 

Dans ce contexte, comment le rôle du chef d’entreprise évolue-t-il ?

Dorothée Kohler

L’action du dirigeant va de plus en plus être amenée à aller au-delà des murs de l’entreprise. Il est plus que jamais légitime pour participer au développement économique à l’échelle régionale. Le dirigeant est actuellement un acteur privilégié pour reconstruire du lien social dans notre société. 

Dorothée Kohler, PDG de KOHLER C&C    –  Jean-Daniel Weisz, Associé de KOHLER C&C