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Progrès et innovation, quels liens ? Entretien avec Etienne Klein

5 avril 2018

Étienne Klein, Docteur en philosophie des sciences, Professeur à l’École centrale, a créé et dirige le laboratoire de recherche sur les sciences de la matière du CEA. Il est l’un des spécialistes de la question du temps en physique, et l’auteur de nombreux ouvrages. Il nous propose de croiser les regards du physicien et du philosophe sur des questions telles que : le temps s’écoule-t-il de lui-même ou a-t-il besoin des événements qui s’y déroulent pour passer ? S’apparente-t-il au devenir, au changement, au mouvement ? Le temps a-t-il eu un commencement ? …

 

Par delà le progrès : les paradoxes de l’innovation

Depuis quelques années, la notion “d’innovation” a remplacé celle de “progrès”. Physicien et philosophe, le centralien Etienne Klein débat du sujet avec Heinz Wismann, philosophe et philologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Si tout progrès suppose de l’innovation, innovation ne signifie pas forcément progrès. Réflexion autour d’une dissymétrie.

D’où vient l’idée de progrès, comment est-elle apparue ? Pour Heinz Wizmann, dans les sociétés traditionnelles, la nouveauté s’avérait une menace. Les mythes et les récits des anciens visaient à établir une vision du monde circulaire où tout se répétait, immuablement.

Au XVème siècle, la révolution copernicienne, l’invention de l’imprimerie et la découverte de l’Amérique pulvérisent cette vision du monde. « Ces trois ébranlements des certitudes obligent les Européens à trouver un nouvel ancrage qui ne pourra plus être l’ancrage dans le passé. Comme tout est décentré et mis en mouvement, ils cherchent un ancrage dans le futur ». C’est ainsi que naît l’idée de progrès. Le processus historique est orienté vers un but que l’on connaît, que l’on anticipe, c’est la fameuse idée d’Utopie élaborée par Thomas More. La nouveauté, lorsqu’elle surgit, se conçoit en termes d’avancée et de recul. Cette idéologie de progrès s’incarne alors pleinement du siècle des Lumières jusqu’à la fin du XIXème siècle.

Réinscrire l’innovation dans une perspective de progrès

Mais alors, pourquoi aujourd’hui, ne parlons-nous plus de progrès, mais d’innovation ? Pour Etienne Klein, le mot progrès est de moins en moins utilisé, il a même presque disparu des discours publics. « Autrefois, on parlait de découvertes, de brevets, d’inventions mais jamais d’innovation. En 2010, la Commission européenne s’est fixée l’objectif de développer une « Union de l’innovation » à l’horizon 2020. Bien qu’invoquée plus de 300 fois dans le document de moins de 50 pages, l’innovation n’y est nulle part définie« .

Le philosophe précise que le verbe « innover », remonte au XIVe siècle, dérivé d’innovare, il signifie « renouveler » en bas latin. Francis Bacon (1561-1626) est l’un des premiers à en parler. Il démontre que le temps est corrupteur, il abîme les êtres, les choses et les situations. Comment empêcher cela ? En innovant. « L’innovation, c’est ce qu’il faut faire pour empêcher que le monde ne se défasse, pour ne pas être dépassé, pour ne pas mourir« . Une vision qui, aujourd’hui, invite à une course à l’innovation sans forcément impliquer de progrès et surtout qui pousse à une consommation sans fin. La question est donc de savoir si pour l’entreprise, il est possible de mobiliser des équipes sur une simple idée d’innovation sans une « philosophie de l’histoire », c’est à dire sans configurer un futur qui donne sens ? Pour les deux experts, il faudrait réinscrire l’innovation dans une perspective de progrès notamment en lui assignant ”une finalité non plus seulement consumériste mais humaniste, réconciliée avec la nature”. Une  nouvelle utopie ?

Retrouvez le regard croisé Etienne Klein et Heinz Wissmann sur ce sujet lors de la Convention Apm à Bordeaux ICI